«J’ai pas envie, je ne le sens pas du tout, je ne vais pas prendre le départ »

A l’heure d’avaler son petit déjeuner, je râle, je bougonne, j’ai mal dormi, je me sens encore très fatigué de la semaine et le programme du jour me fait peur, je n’aurais pas la force d’arriver là-haut et encore moins de me dépasser.
Je me décourage seul, le mental est au pessimisme. Par acquis de conscience, je déjeune quand même puis je vais au WC, routine classique. Ayant saoulé tout le monde à force de râler, je finis de me préparer en silence, boudant dans mon coin, sous le regard joueur de Tâchoue.

La décision est prise, je vais prendre le départ, mais à la moindre contrariété, j’arrête. Parce que je suis persuadé qu’aujourd’hui, ce n’est pas du tout mon jour. Avec à l’esprit que je vais me louper complètement, je me rends à l’aire de transition sans aucune pression.
L’aire de transition n’est en réalité qu’un alignement de barrières sur lesquelles il faut se faire une place pour son vélo et ses affaires. Ca bataille déjà, on rentre 5 vélo entre deux barrières, guidons emmêlés, bien heureux celui qui parvient à récupérer toutes ses affaires au moment de partir sur le vélo.
Un autre sac transite à la deuxième aire de transition d’où on s’élancera sur la partie course à pied, je fais très très attention à ne pas me planter, quitte à prendre le départ, autant aller au bout sans mauvaise surprise.
Le Triathlon de Luchon à cette ambiance si particulière où tu n’as pas honte de ne pas avoir réalisé une préparation parfaite car l’organisation est elle même complètement bancale.
A petits pas, on laisse rentrer l’eau glaciale dans les combinaisons, température mesurée à 10° un jour on ne sait pas trop quand. 400m à tracer dans ce bassin puant les égouts de 500m de long sur 20m de large. Atypique ce triathlon on vous a dit.

PAM. Le départ est donné, je me place à droite du groupe et ça paye, je suis un véritable saumon des Pyrénées, situé dans le pack à l’avant, je ne comprends pas trop ce qu’il se passe à vrai dire. Au moment de sortir de l’eau, je parviens à compter combien de personne sont déjà sorties, c’est rare, je suis 5ème, 5EME ! Je n’en reviens pas, devant les ‘nageurs et nageuses’ du club,
ce qui me fait exploser de joie et qui m’amène à les chambrer quand ils arrivent pour se changer. Je monte sur le vélo en 23ème position, c’est une catastrophe, je suis un boulet, ça ne servait à rien de nager pour faire bronzette avant de monter sur le vélo.
Le vélo enfourché, j’ai une rage énorme, un envie folle de me taper dedans, quitte à exploser en vol mais c’est décidé je ne vais pas m’économiser une seule seconde, je vais tous les tordre et moi le premier.

Sur les 15 premiers kilomètres, je reprends 18 positions, j’appuie, je mets tout ce que je peux, les avant bras posés sur le guidon, faute de prolongateurs, je suis en position aéro sans sécurité, pas le droit à l’imprévu. Derrière moi, plusieurs ont pris le train en route, mais peu d’entre-eux prennent des relais, est excusée Maelys mais pas les autres dont j’entends encore les roue-libre tourner. Il est possible que certains m’aient entendu gueuler de colère, j’étais heureux mais je suis pas non plus un agneau.

Le retour sur Luchon est nettement moins fun, je commence à subir malgré un état de forme déconcertant et incompréhensible. Quand l’un des 8 mecs qui composent le groupe dans lequel je suis, se décide enfin à prendre un relai, je récupère bien et j’arrive à remettre
un coup quand je repasse à l’avant. Dans ce groupe il y a Jane, je savais qu’elle roulait bien, mais là elle m’impressionne, elle est celle qui me prend le plus de relai, on semble presque capable de faire péter le groupe si on se relaie intelligemment.
On n’aura pas le temps de tester une tactique de groupe car l’arrivée dans la ville de Luchon tourne à la survie. Ayant pris le dernier relai avant la ville, j’attaque les rondpoints comme une guêpe qui veut aller butiner les fleurs au centre.
Je double dans le sens ou a contresens cyclotouristes, voitures, bus, c’est la technique kamikaze autorisé au triathlon de Luchon, les bénévoles ne savent même pas quelles sont les routes à bloquer. Mais cela me réussit et fermer les yeux dans les carrefours me permet d’attaquer le col avec 100m d’avance sur le groupe et être premier de la course. Oui premier !
Là j’ai peur, 18km d’ascension, j’ai mis beaucoup beaucoup d’énergie sur le plat, alors dans le doute j’attaque en danseuse gros plateau les deux premiers kilomètres, bilan je me sèche instantanément. 3ème kilomètre, je n’avance plus du tout, je me sens profondément stupide.
Dans la souffrance je passe autant de temps à regarder devant, je n’y vois personne et ça c’est cool, que derrière et là par contre ça remonte fort. Je vois une torpille noire, comme celle de Mario Kart, arrive plein fer pour me faire exploser. Par politesse, je resterai intacte
pas d’explosion, mais mentalement, il parvient à m’insulter sans me parler, en me passant il met juste une petite relance, je suis incapable de me mettre en danseuse, qu’est-ce que tu veux que je fasse. Alors je le laisse s’en aller, puis je recommence à regarder derrière, ça arrive
encore, une carapace rouge. Je laisse passer aussi, je suis un gentlemen, bien malgré moi.

Puis un troisième, c’est celui de trop, une fois arrivé à ma hauteur, je le pousse dans le ravin.
Non c’est une blague, je le laisse passer aussi mais je retrouve un peu de jus et me décide à ne pas le laisser partir trop loin, je tiens l’écart, dans le dernier kilomètre je vais même l’attaquer et je le reprends, je lui mets au moins 30 mètres, le premier m’a mis 1 kilomètre, ce crâneur.

Et la deuxième panique, je ne vais jamais pouvoir courir, mon corps vient de finir une étape du Tour, impossible de marcher maintenant. J’exagère, encore. Je pars en petit footing, j’ai quand même les cuisses bien fatiguées, ça court par réflexe mais la posture n’est pas très belle.
La course à pied est un véritable trail format sprint, 10km pour 400m de D+, ça commence à grimper dès le début, pas une grande pente mais assez pour m’obliger à marcher. Je me force à courir dès que ça redevient plat, j’ai une 3ème place à conserver, c’est ma seule motivation.
Je double le 2ème au 5ème kilomètre, il y a une longue portion relativement plate, où je peux mettre du rythme, j’ai l’impression de sprinter, en réalité je tourne autour des 4min du kilomètre. Mais reboosté par cette place de gagnée, je me donne, à la moindre pente qui se raidit je vais explosé c’est certain. Tant pis je prends chaque mètre comme étant le dernier sans aucune gestion, sauce kamikaze.
Au détour d’une épingle, j’ai une hallucination, à force de courir sans gestion, je vois des mirages. Devant moi, le premier, le leader est en train de marcher. Je ne comprends pas. J’arrive sur lui en trottinant, ça s’est remis à monter fort, j’hésite à le toucher, je n’en crois pas mes yeux, je l’encourage et je vois son visage qui trahit une certaine souffrance. Je ne dois pas être beaucoup plus beau mais je ne me sens encore pas complètement mort alors je ne m’arrête pas et j’accélère un peu (c’est pour ta relance sur le vélo). Vient à moi un immense doute, j’étais combien à la transition 2 ? 3ème vraiment ? Il doit en rester un encore devant, je dois me planter dans mes calculs. Dans le doute je m’arrête sur un tronc coupé et j’attends celui que je viens de double pour lui demander.

Non je rigole, dans le doute j’accélère, punaise c’est quoi cette folie, je suis peut être en train de gagner un triathlon. Les deux dernières kilomètres sont une montée droite vers l’arrivée il y a au moins 300m de D+ concentré dans ce final. A la sortie de la forêt, je peux voir l’ensemble du parcours final, il y a personne, PERSONNE. Non je me fais une blague. Doutant encore, je me force à courir là où j’aurais marché si j’avais été 10ème. Physiquement je suis dans le rouge, mentalement je vole, je suis en parapente ascensionnel, je vais atterrir
sur la ligne d’arrivée. En réalité, le coup de chaud n’est pas loin, il commence à faire une chaleur lourde sur ce flanc de montagne. Nécessitant un rafraîchissement physique et une mise au clair mentale, je profite d’un bac à vaches pour me tremper dedans de la tête au nombril.

Il ne me reste que quelques centaines de mètres, un peu de dénivelé positif mais honnêtement je n’y accorde plus aucune importance, ni douleur. Je demande à mon père si je suis vraiment premier, « Oui tu l’es ». J’ai envie de chialer, je n’ai pas envie de passer la ligne d’arriver, envie de courir toute ma vie à cette position sans que cela ne s’arrête.
Il n’est pas utile de se lancer dans un sprint, le second est loin, je fais en sorte d’être présentable sur la photo d’arrivée, je monte les dernières marches en trottinant, lève les bras et lâche le soupire le plus heureux que cette terre n’ait jamais porté.
Je ne voulais pas la faire cette course, je suis le plus heureux des hommes de l’avoir gagné.